Julien I Chapter 69
Chapitre 69
Tchenn Ril
Les chariots attendaient à un peu plus d'une heure de Kardenang. Le temps était hélas typique de la saison. Un vent violent chassait en travers de la route une pluie glaciale qui prenait comme un malin plaisir à s'infiltrer dans des vêtement pourtant réputés raisonnablement étanches. Aussi furent-ils heureux de s'installer à l'abri des bâches de chariots étonnamment bien suspendus où Gradik et Tenntchouk avaient même eu la prévenance d'installer un petit chauffage à combustible liquide semblable à celui qu'on utilisait sur l'Isabelle. Les animaux de trait ressemblaient vaguement à des rhinocéros sans corne ni oreilles mais avec la même allure de véhicule blindé. L'absence de rênes pour les diriger étonnait Julien et Tenntchouk lui expliqua discrètement qu'il suffisait de leur donner oralement les instructions nécessaires. Ces animaux intelligents, les lang gos, n'étaient nullement des esclaves, mais travaillaient par contrat et gagnaient ainsi une nourriture et un abri d'excellente qualité. Leur espèce avait été sauvage, bien sûr, mais son association avec les humains datait de la nuit des temps. Les lang gos pouvaient courir assez vite sur de courtes distances, mais leur allure de route était plutôt celle d'un homme courant à petites foulées, vitesse amplement suffisante pour la plupart des transports de biens ou, plus rarement, de passagers.
Julien, Ambar, Niil, Karik, et Dillik, toujours avec Xarax, s'étaient d'autorité installés tous dans un même chariot, aussi Maître Dendjor se dévoua-t-il pour aller tenir compagnie à Gradik dans l'autre véhicule, refusant poliment l'offre de Niil de l'y rejoindre.
“ Après tout, Sire Niil, ce sont vos vacances. Moi, je vais échanger des histoires de marins avec ce vaillant matelot.
Il était encore tôt, et ils auraient pu atteindre Tchenn Ril avant la nuit mais, bien que Julien ait maintes fois affirmé que le Neh kyong n'était absolument pas hostile, personne ne tenait vraiment à s'engager dans les ruines sans la lumière rassurante du jour. Aussi s'arrêtèrent-ils un peu avant d'atteindre les premiers vestiges de la ville, alors que le soleil était encore une bonne main au-dessus de l'horizon. Le ciel était maintenant dégagé aussi, lorsque le feu fut allumé et l'approvisionnement en combustible pour la nuit assuré, Gradik et Dendjor déclinèrent-ils toutes les offres d'aide-cuisiniers bénévoles et se chargèrent de confectionner une sorte de festin champêtre qui s'acheva par un récital de chansons de mer sous les étoiles salué, dans l'hilarité générale, par force mugissements des lang gos.
Les plus jeunes s'installèrent pour dormir pêle-mêle dans leur chariot alors que les adultes s'arrangeaient dans l'autre. Xarax, se lova tout contre Dillik : ils avaient décidé d'essayer de partager leurs rêves. Ambar s'endormit, blotti au creux du ventre de julien dans le même temps que Karik et Niil, tête-bêche, s'enfonçaient ensemble dans un sommeil réparateur.
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Julien avait un peu craint d'être réveillé au cours de la nuit par le Neh kyong, mais leur campement devait se situer hors de son domaine car c'est un mélange de lumière du matin, d'odeurs délicieuses de friture, de raideur du bas-ventre et de froid au bas du dos qui le ramena à la conscience. Tout près de lui, emmitouflé dans la quasi-totalité de leur couverture commune, couché sur le ventre, la bouche entrouverte, Ambar bavait doucement sur le caban plié qui lui tenait lieu d'oreiller. Il tira doucement sur la couverture, histoire de réchauffer ses fesses gelées et se trouva bientôt au contact d'un Ambar tout nu, tout chaud, tout raide lui aussi, là où c'était utile, et tout prêt à partager des câlins. Ni l'un, ni l'autre n'était affligé de mauvaise haleine matinale et ils ne voyaient donc que des avantages à un baiser déraisonnablement prolongé.
“ Réveillez-vous jeunes gens ! Le déjeuner vous attend !”
Pour une fois, Julien maudit l'efficacité de Gradik. Sa cuisine sentait bon, mais ils aurait pu mettre un peu plus longtemps à la préparer. Tout le monde s'habilla en frissonnant car le chauffage avait été éteint pour la nuit.
“ Alors Dillik, s'enquit Julien, vous avez partagé vos rêves ?”
“ Ben, non. Ça n'a pas marché, mais Xarax dit qu'il va essayer encore, il est sûr que c'est possible.”
“ Je suis certain qu'il y arrivera.”
Le petit déjeuner fut joyeux, mais il régnait tout-de-même une certaine tension. La cité morte n'était pas un lieu de promenade. Personne ne s'y rendait jamais. Il n'y avait d'ailleurs rien à y faire. Mais le temps était beau, malgré les rafales de vent froid, et ils se mirent en route sans trop d'appréhension.
Lorsqu'ils parvinrent aux premiers entassements de blocs chaotiques, Julien fit arrêter la caravane.
“ Je crois qu'il vaut mieux que je parte en éclaireur. Tchenn Ril me connaît, je ne risque rien.”
“ Moi aussi, je viens, déclara Niil. C'est à ça que je suis censé servir.”
“ Ça n'est pas vrai, tu es censé me donner de sages conseils.”
“ Oui, eh bien je te conseille de ne pas essayer de m'empêcher de venir.”
“ Moi aussi, je viens ! S'écria Ambar. Si mon frère t'accompagne, il faut quelqu'un pour l'empêcher de faire des bêtises.”
“ Xarax me dit qu'il vient avec toi et que je peux venir aussi si je promets de me tenir tranquille.”
“ Dillik ! Tu ne devais même pas faire partie du voyage !”
“ Vous n'imaginez tout-de-même pas que nous allons vous laisser aller seul dans cet endroit maudit ? Enchaîna Dendjor. Et Tenntchouk et Gradik viennent aussi, les lang gos n'ont pas besoin qu'on veille sur eux.”
“ C'est une mutinerie, si je comprends bien. Karik, tu viens aussi ?”
“ Maître Tannder ne me pardonnerait pas d'avoir manqué une aventure pareille.”
“ Bien. Alors je pense qu'il faut avancer avec les chariots aussi loin qu'on le pourra.”
Les lang gos, cependant, étaient loin de partager l'enthousiasme général et il fallut un bon moment pour les persuader de s'avancer dans le dédale d'avenues plus ou moins défoncées qui menait à la forteresse. Pourtant, Julien trouvait l'endroit beaucoup moins déprimant que lors de sa première visite. Le temps était clair et le soleil du milieu de matinée avait chassé les ombres inquiétantes.
Ils parvinrent presque au pied de la citadelle avant que Tchenn Ril ne se manifeste. Les lang gos se figèrent aussitôt qu'ils l'aperçurent, à la fois présent et absent. Ils le virent avant tout le monde car leur esprit simple ne cherchait justement pas à voir quoi que ce soit. Les humains, dans un premier temps, ne ressentirent qu'une impression de puissance condensée, une volonté inflexible qui leur interdisait d'aller plus avant. Puis, suivant les conseils de Julien, ils finirent par voir le Neh kyong. Il se présentait comme l'image résiduelle d'une ombre, ou la trace négative d'une lumière sur la rétine, et sa forme, impossible à circonscrire dans le cadre étriqué des trois dimensions de l'espace, était un défi à l'entendement. Ambar et Dillik se bouchèrent vainement les oreilles lorsqu'il commença à parler, car sa voix n'avait avec le monde des sons qu'un rapport purement conceptuel. L'esprit interprétait, faute de mieux, en paroles ce qu'il recevait directement de cet être totalement étranger, tout comme il s'évertuait à traduire en images optiques une forme qui n'en était pas vraiment une. Xarax et Julien, du fait de leur connaissance directe du chaos de l'En-Dehors, étaient un peu mieux armés que les autres pour faire face à cette expérience, mais leurs compagnons commençaient à se demander s'ils ne s'étaient pas montrés un peu téméraires.
“ Empereur Yulmir, je te salue. Te revoir est un honneur.”
“ Je vous salue Neh kyong Tchenn Ril. Je suis heureux de vous revoir.”
“ Je vois que ton haptir t'accompagne, mais je ne perçois pas la présence du Passeur Yol.”
“ Yol n'est pas avec nous, mais il m'a chargé de vous dire toute sa reconnaissance. Votre cadeau a changé son existence et il bénira votre nom jusqu'à sa mort.”
“ Mais tu n'as certainement pas entraîné tes compagnons jusqu'ici sans raison.”
“ Non, effectivement. Mais avant de vous exposer mes raisons de venir, je voudrais vous libérer de la dette que vous dites avoir envers moi.”
“ C'est fort généreux de ta part, mais je suis mes propres règles, et elles m'interdisent de profiter de l'ignorance d'une entité bienveillante.”
“ Tchenn Ril, je me suis renseigné auprès de Maître Subadar, le Grand Maître du Cercle des Arts Majeurs. Il m'a raconté comment vous avez combattu l'Empereur en tant qu'allié de ceux qui avaient fait appel à un Dre tchenn pour le détruire. Je sais que vous n'avez connu ce fait que lorsque les choses en sont venues à une guerre ouverte et que vous vous êtes limité à remplir, sous la contrainte, uniquement les engagements que vous ne pouviez plus renier. Vous avez été puni pour vos erreurs, mais je crois sincèrement que vous êtes quelqu'un d'honorable. On m'a déconseillé de faire ce que je vais faire, mais j'ai décidé que je ne voulais pas d'alliés qui ne soient pas aussi volontaires que ceux qui sont avec moi en ce moment. C'est pourquoi je tiens d'abord à vous libérer de votre dette, quelle qu'elle soit.”
“ Soit, mais il faut que tu sache que si tu fais cela, j'emporterai cette forteresse avec moi. Nous sommes à jamais liés, ce lieu et moi, et les créatures dangereuses qui y rôdent ne peuvent être lâchées sur ce monde et doivent regagner leur habitat naturel.”
“ Je sais tout ça. C'est pourquoi je vous demande d'attendre que nous ayons quitté votre domaine pour partir à jamais de ce monde, afin que nous ne soyons pas détruits par le tremblement de terre qui va se produire.”
“ N'aie aucune crainte, je n'ai pas l'intention de vous mettre en danger.”
“ Que dois-je faire pour vous libérer ?”
“ Il te suffit de me le dire en le pensant vraiment.”
“ Neh kyong Tchenn Ril, je vous rends votre liberté.”
“ Je suis libre Yulmir.”
“ Maintenant, j'ai une requête à présenter au Libre Neh kyong Tchenn Ril.”
“ Je l'exaucerai si c'est en mon pouvoir.”
“ J'ai besoin de l'argent qui se trouve entassé dans les coffres des caves de la forteresse. J'en ai besoin pour une cause pacifique et que je crois bonne. M'autorisez-vous à prendre ce qui m'est nécessaire avant de quitter ce monde ?”
“ Si tes compagnons n'ont pas peur de pénétrer dans l'antre d'un Neh kyong, ils peuvent t'accompagner et t'aider à emporter ce que tu désires. Je suggère que vos chariots viennent jusque sur la place d'armes si ces lang gos consentent à les y amener.”
Les lang gos ne consentaient pas. Rien n'aurait pu leur faire franchir un pas de plus en direction de ce lieu où ils percevaient confusément la présence d'une multitude de choses extrêmement hostiles. Il fallut donc les laisser repartir en espérant qu'ils avaient compris qu'il fallait attendre qu'on vienne les rechercher à la limite des ruines. On poussa ensuite les deux chariots jusque dans l'immense cour de la forteresse puis, guidée par le Neh kyong, la petite troupe pénétra dans cette partie du bâtiment que Julien avait déjà visitée. Dans une sorte d'entrepôt, ils trouvèrent les petits chariots à roulettes qui allaient leur être nécessaires pour transporter les caisses de monnaies diverses, puis ils furent amenés jusqu'au trésor proprement dit où Dendjor entreprit de sélectionner ce qui valait la peine d'être transporté, car il était évident qu'ils ne pourraient emporter qu'une faible partie du volume entreposé. Les hommes déplaçaient les coffres que les plus jeunes poussaient jusque sur la place d'armes où ils les laissaient, en attente de leur futur chargement par les adultes, seuls capables de les hisser jusqu'à la plate-forme des chariots.
Ils s'échinaient déjà depuis deux bonnes heures lorsque le Neh kyong entraîna Julien ainsi que Xarax, qui ne le quittait plus depuis leur arrivé dans la ville morte, dans une petite pièce circulaire où sa présence était particulièrement oppressante.
“ Je sais qu'il n'est pas agréable d'être ici avec moi, mais c'est un endroit particulièrement sûr. Empereur Yulmir, qui es aussi Julien, j'ai décidé de te faire un cadeau.”
“ Merci, mais ce que vous me laissez emporter est plus que suffisant.”
“ Il ne s'agit pas d'un bien matériel. Même si tu ne m'avais pas libéré de ma dette, je t'aurais laissé emporter toutes ces babioles. Mais, comme je te l'ai déjà dit, j'obéis à mes propres règles et j'ai décidé de faire plus. Tu m'a libéré alors que rien ne t'y contraignait, simplement pour obéir, toi aussi, à des règles que tu t'es toi-même fixées. Cela fait que j'ai envers toi une dette morale bien plus sacrée que toute autre. Aussi, pour toi, je vais briser un serment de secret fait à tes ennemis. Je devrai assurément en payer le prix, mais cela ne te concerne plus.”
“ Mais...”
“ Tu n'as plus le pouvoir de me dicter ma conduite. Je suis libre et j'agis comme je l'entends. Sache que quelqu'un a fait en sorte que ton Essence-même, ce qui passe avec toi d'un corps à un autre, porte ce que je ne saurais traduire dans votre langage que comme un ''parfum'', c'est ainsi que tes ennemis te retrouvent, à chaque fois que tu séjournes dans l'En-Dehors. C'est particulièrement facile lorsque tu ne voyages pas par un klirk commun, mais de toute façon, lorsque tu te manifestes dans l'En-Dehors commun aux Mondes du R'hinz, ils en sont immédiatement avertis, même s'il est difficile de te localiser avec précision. De plus, tous tes klirks soi-disant secrets ont été piégés d'une manière ou d'une autre et je te déconseille d'essayer de les utiliser de nouveau. Je te dis tout cela parce que tu es aussi ce Julien qui m'a libéré. Ce que Yulmir n'aurait peut-être pas fait.”
“ Merci et...”
“ Ce n'est pas tout. Maintenant, voici mon cadeau : j'ai modifié ton ''parfum'' et, avec un peu de discrétion, tu es maintenant de nouveau libre de voyager sans crainte d'être repéré. Cela ne te protège pas de ceux qui veulent te détruire, mais cela rétablit un peu l'équilibre.”
Julien était ému. Au-delà des paroles anodines du Neh kyong, il avait clairement perçu qu'il allait devoir payer un prix terrible pour son intervention.
“ Tchenn Ril, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous aider ?”
“ Tu peux te souvenir de moi comme d'une entité honorable.”
“ Mais, vous n'allez pas... ?”
“ Mourir ? Non. Je durerai autant que durera l'univers lui-même. C'est bien pourquoi je dois absolument trouver la paix.”
“ Je ne comprends pas.”
“ Je crois que tu as déjà compris, mais tu ne t'en souviens pas. Mais en revenant ici, tu m'as aidé plus que je n'aurais pu l'espérer. Sois-en remercié.”
Ce n'est que tard dans l'après-midi qu'ils purent aller rechercher les deux lang gos qui, fidèles à leur contrat, attendaient patiemment qu'on les appelle. Tout le monde était épuisé. Les rations de combat distribuées libéralement ne leur avaient même pas fourni le prétexte à une petite pause pour le repas. Aussi, lorsque Tchenn Ril les salua au moment du départ, seul Julien ressentit quelque chose à la vision de cet être fabuleux. En fait, il ne put retenir ses larmes, certain qu'il était de ne plus jamais revoir cet étrange ami qui venait de le libérer d'une malédiction d'autant plus dangereuse qu'il en avait, jusqu'ici, tout ignoré.
La nuit les trouva à peu près au lieu de leur précédent bivouac. Mais cette fois, il n'était plus question de dormir dans les chariots encombrés de caisses. Il durent dresser les deux tentes judicieusement prévues par Dendjor, mais qui - hélas ! - s'avérèrent impuissantes à les protéger de la violente bourrasque accompagnée d'un déluge glacial qui les emporta dans un grand froissement de toile au milieu de la nuit, laissant tout le monde hébété et grelottant sous des couvertures immédiatement trempées. Les appareils de chauffage avaient eux aussi été emportés et le reste de la nuit misérable se passa à essayer de ne pas périr de froid dans les chariots. Chacun avait pour cela, sa méthode qui, pour l'essentiel, consistait à se tenir aussi près que possible de ses compagnons d'infortune et partager un peu de chaleur animale. Les caisses étaient d'un inconfort absolu qui obligeait à bouger fréquemment et à déranger ses voisins immédiats alors qu'ils avaient enfin réussi à sombrer dans l'oubli bienheureux du sommeil.
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